A la recherche du temps perdu - Tome V - La Prisonnière

A la recherche du temps perdu - Tome V - La Prisonnière

von: Marcel Proust, Ligaran

Ligaran, 2015

ISBN: 9782335007411

Sprache: Französisch

572 Seiten, Download: 673 KB

 
Format:  EPUB, auch als Online-Lesen

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A la recherche du temps perdu - Tome V - La Prisonnière



CHAPITRE DEUXIÈME Les Verdurin se brouillent avec M. de Charlus

Après le dîner, je dis à Albertine que j’avais envie de profiter de ce que j’étais levé pour aller voir des amis, Mme Villeparisis, Mme de Guermantes, les Cambremer, je ne savais trop, ceux que je trouverais chez eux. Je tus seulement le nom de ceux chez qui je comptais aller, les Verdurin. Je lui demandai si elle ne voulait pas venir avec moi. Elle allégua qu’elle n’avait pas de robe. « Et puis je suis si mal coiffée. Est-ce que vous tenez à ce que je continue à garder cette coiffure ? » Et pour me dire adieu elle me tendit la main de cette façon brusque, le bras allongé, les épaules se redressant, qu’elle avait jadis sur la plage de Balbec, et qu’elle n’avait plus jamais eue depuis : Ce mouvement oublié refit du corps qu’il anima, celui de cette Albertine qui me connaissait encore à peine. Il rendit à Albertine, cérémonieuse sous un air de brusquerie, sa nouveauté première, son inconnu, et jusqu’à son cadre. Je vis la mer derrière cette jeune fille que je n’avais jamais vue me saluer ainsi depuis que je n’étais plus au bord de la mer. « Ma tante trouve que cela me vieillit », ajouta-t-elle d’un air maussade. « Puisse sa tante dire vrai ! » pensai-je. « Qu’Albertine en ayant l’air d’une enfant fasse paraître Mme Bontemps plus jeune, c’est tout ce que celle-ci demande, et qu’Albertine aussi ne lui coûte rien, en attendant le jour, où en m’épousant, elle lui rapportera. » Mais qu’Albertine parût moins jeune, moins jolie, fît moins retourner les têtes dans la rue, voilà ce que moi au contraire je souhaitais. Car la vieillesse d’une duègne ne rassure pas tant un amant jaloux que la vieillesse du visage de celle qu’il aime. Je souffrais seulement que la coiffure que je lui avais demandé d’adopter pût paraître à Albertine une claustration de plus. Et ce fut encore ce sentiment domestique nouveau qui ne cessa, même loin d’Albertine, de m’attacher à elle comme un lien.

Je dis à Albertine, peu en train, m’avait-elle dit, pour m’accompagner chez les Guermantes ou les Cambremer, que je ne savais trop où j’irais et je partis chez les Verdurin. Au moment où la pensée du concert que j’y entendrais me rappelait la scène de l’après-midi : « grand pied de grue, grand pied de grue », scène d’amour déçu, d’amour jaloux, peut-être, mais alors aussi bestiale que celle que, à la parole près, peut faire à une femme un orang-outang qui en est, si l’on peut dire, épris, – au moment où dans la rue j’allais appeler un fiacre, j’entendis des sanglots qu’un homme, qui était assis sur une borne, cherchait à réprimer. Je m’approchai, l’homme qui avait la tête dans ses mains avait l’air d’un jeune homme, et je fus surpris de voir, à la blancheur qui sortait du manteau, qu’il était en habit et en cravate blanche. En m’entendant il découvrit son visage inondé de pleurs, mais aussitôt m’ayant reconnu le détourna. C’était Morel. Il comprit que je l’avais reconnu et tâchant d’arrêter ses larmes il me dit qu’il s’était arrêté un instant tant il souffrait. « J’ai grossièrement insulté aujourd’hui même, me dit-il, une personne pour qui j’ai eu de très grands sentiments. C’est d’un lâche car elle m’aime. » « Avec le temps elle oubliera peut-être », répondis-je sans penser qu’en parlant ainsi, j’avais l’air d’avoir entendu la scène de l’après-midi. Mais il était si absorbé dans son chagrin qu’il n’eut même pas l’idée que je pusse savoir quelque chose. « Elle oubliera peut-être, me dit-il. Mais moi je ne pourrai pas oublier. J’ai le sentiment de ma honte, j’ai un dégoût de moi ! Mais enfin c’est dit, rien ne peut faire que ce n’ait pas été dit. Quand on me met en colère je ne sais plus ce que je fais. Et c’est si malsain pour moi, j’ai les nerfs tout entrecroisés les uns dans les autres », car comme tous les neurasthéniques il avait un grand souci de sa santé. Si, dans l’après-midi, j’avais vu la colère amoureuse d’un animal furieux, ce soir, en quelques heures, des siècles avaient passé et un sentiment nouveau, un sentiment de honte, de regret, de chagrin, montrait qu’une grande étape avait été franchie dans l’évolution de la bête destinée à se transformer en créature humaine. Malgré tout j’entendais toujours « grand pied de grue » et je craignais une prochaine récurrence à l’état sauvage. Je comprenais d’ailleurs très mal ce qui s’était passé, et c’est d’autant plus naturel que M. de Charlus lui-même ignorait entièrement que depuis quelques jours et particulièrement ce jour-là, même avant le honteux épisode qui ne se rapportait pas directement à l’état du violoniste, Morel était repris de neurasthénie. En effet, il avait, le mois précédent, poussé aussi vite qu’il avait pu, beaucoup plus lentement qu’il eût voulu, la séduction de la nièce de Jupien avec laquelle il pouvait, en tant que fiancé, sortir à son gré. Mais dès qu’il avait été un peu loin dans ses entreprises vers le viol, et surtout quand il avait parlé à sa fiancée de se lier avec d’autres jeunes filles qu’elle lui procurerait, il avait rencontré des résistances qui l’avaient exaspéré. Du coup (soit qu’elle eût été trop chaste, ou au contraire se fût donnée) son désir était tombé. Il avait résolu de rompre, mais sentant le baron bien plus moral, quoique vicieux, il avait peur que, dès la rupture, M. de Charlus ne le mît à la porte. Aussi avait-il décidé, il y avait une quinzaine de jours, de ne plus revoir la jeune fille, de laisser M. de Charlus et Jupien se débrouiller (il employait un verbe plus cambronesque) entre eux, et avant d’annoncer la rupture, de « fout’le camp » pour une destination inconnue.

Bien que la conduite qu’il avait eue avec la nièce de Jupien fût exactement superposable, dans les moindres détails, avec celle dont il avait fait la théorie devant le baron pendant qu’ils dînaient à Saint-Mars-le-Vêtu, il est probable qu’elles étaient fort différentes, et que des sentiments moins atroces et qu’il n’avait pas prévus dans sa conduite théorique avaient embelli, rendu sentimentale sa conduite réelle. Le seul point où au contraire la réalité était pire que le projet, est que dans le projet il ne lui paraissait pas possible de rester à Paris après une telle trahison. Maintenant au contraire vraiment « fout’le camp » pour une chose aussi simple lui paraissait beaucoup. C’était quitter le baron qui, sans doute, serait furieux, et briser sa situation. Il perdrait tout l’argent que lui donnait le baron. La pensée que c’était inévitable lui donnait des crises de nerfs, il restait des heures à larmoyer, prenait pour ne pas y penser de la morphine avec prudence. Puis tout à coup s’était trouvée dans son esprit une idée qui sans doute y prenait peu à peu vie et forme depuis quelque temps, et cette idée était que l’alternative, le choix entre la rupture et la brouille complète avec M. de Charlus, n’était peut-être pas forcés. Perdre tout l’argent du baron était beaucoup. Morel, incertain, fut pendant quelques jours plongé dans des idées noires, comme celles que lui donnaient la vue de Bloch. Puis il décida que Jupien et sa nièce avaient essayé de le faire tomber dans un piège, qu’ils avaient dû s’estimer heureux d’en être quittes à si bon marché. Il trouvait en somme que la jeune fille était dans son tort d’avoir été si maladroite, de n’avoir pas su le garder par les sens. Non seulement le sacrifice de sa situation chez M. de Charlus lui semblait absurde, mais il regrettait jusqu’aux dîners dispendieux qu’il avait offerts à la jeune fille depuis qu’ils étaient fiancés et desquels il eût pu dire le coût, en fils de valet de chambre qui venait tous les mois apporter son « livre » à mon oncle. Car livre, au singulier, qui signifie ouvrage imprimé pour le commun des mortels, perd ce sens pour les Altesses et pour les valets de chambre. Pour les seconds il signifie le livre de comptes, pour les premières le registre où on s’inscrit. (À Balbec, un jour où la Princesse de Luxembourg m’avait dit qu’elle n’avait pas emporté de livre, j’allais lui prêter Pêcheur d’Islande et Tartarin de Tarascon, quand je compris ce qu’elle avait voulu dire, non qu’elle passerait le temps moins agréablement, mais que je pourrais plus difficilement mettre mon nom chez elle.)

Malgré le changement de point de vue de Morel quant aux conséquences de sa conduite, bien que celle-ci lui eût semblé abominable il y a deux mois quand il aimait passionnément la nièce de Jupien, et que depuis quinze jours il ne cessât de se répéter que cette même conduite était naturelle, louable, elle ne laissait pas d’augmenter chez lui l’état de nervosité dans lequel tantôt il avait signifié la rupture. Et il était tout prêt à « passer sa colère » sinon (sauf dans un accès momentané) sur la jeune fille envers qui il gardait ce reste de crainte, dernière trace de l’amour, du moins sur le baron. Il se garda cependant de lui rien dire avant le dîner, car, mettant au-dessus de tout sa propre virtuosité professionnelle, au moment où il avait des morceaux difficiles à jouer (comme ce soir chez les Verdurin), il évitait (autant que possible, et c’était déjà bien trop que la scène de l’après-midi) tout ce qui pouvait donner à ses mouvements quelque chose de saccadé. Tel un chirurgien, passionné d’automobile, cesse de conduire quand il a à opérer. C’est ce qui m’explique que, tout en me parlant, il faisait remuer doucement ses...

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