A la recherche du temps perdu - Tome VII - Le Temps retrouvé

A la recherche du temps perdu - Tome VII - Le Temps retrouvé

von: Marcel Proust, Ligaran

Ligaran, 2015

ISBN: 9782335007435

Sprache: Französisch

756 Seiten, Download: 617 KB

 
Format:  EPUB, auch als Online-Lesen

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A la recherche du temps perdu - Tome VII - Le Temps retrouvé



CHAPITRE II M. de Charlus pendant la guerre ; ses opinions, ses plaisirs

Un des premiers soirs dès mon nouveau retour à Paris en 1916, ayant envie d’entendre parler de la seule chose qui m’intéressait alors, la guerre, je sortis, après le dîner, pour aller voir Mme Verdurin car elle était avec Mme Bontemps une des Reines de ce Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par l’ensemencement d’une petite quantité de levure en apparence de génération spontanée, des jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait pu l’être une contemporaine de Mme Tallien. Par civisme, ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres, très « guerre » sur des jupes très courtes, elles chaussaient des lanières rappelant le cothurne selon Talma, ou de hautes guêtres rappelant celles de nos chers combattants ; c’est, disaient-elles, parce qu’elles n’oubliaient pas qu’elles devaient réjouir les yeux de ces combattants qu’elles se paraient encore, non seulement de toilettes « floues », mais encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n’avait pas été travaillée aux armées ; au lieu d’ornements égyptiens rappelant la campagne d’Égypte, c’étaient des bagues ou des bracelets faits avec des fragments d’obus ou des ceintures de 75, des allume-cigarettes composés de deux sous anglais, auxquels un militaire était arrivé à donner dans sa cagna, une patine si belle que le profil de la reine Victoria y avait l’air tracé par Pisanello ; c’est encore parce qu’elles y pensaient sans cesse, disaient-elles, qu’elles portaient à peine le deuil, quand l’un des leurs tombait, sous le prétexte qu’il était « mêlé de fierté », ce qui permettait un bonnet de crêpe anglais blanc (du plus gracieux effet et autorisant tous les espoirs), dans l’invincible certitude du triomphe définitif et permettait ainsi remplacer le cachemire d’autrefois par le satin et la mousseline de soie, et même de garder ses perles, « tout en observant le tact et la correction qu’il est inutile de rappeler à des Françaises ».

Le Louvre, tous les musées étaient fermés et quand on lisait en tête d’un article de journal : « Une exposition sensationnelle », on pouvait être sûr qu’il s’agissait d’une exposition non de tableaux, mais de robes, de robes destinées d’ailleurs à éveiller « ces délicates joies d’art dont les Parisiennes étaient depuis trop longtemps sevrées ». C’est ainsi que l’élégance et le plaisir avaient repris ; l’élégance à défaut des arts, cherchait à s’excuser comme ceux-ci en 1793, année où les artistes exposant au Salon révolutionnaire proclamaient que ce serait à tort qu’il paraîtrait « étrange à d’austères républicains que nous nous occupions des arts quand l’Europe coalisée assiège le territoire de la liberté ». Ainsi faisaient en 1916 les couturiers qui, d’ailleurs, avec une orgueilleuse conscience d’artistes avouaient que « chercher du nouveau, s’écarter de la banalité, préparer la victoire, dégager pour les générations d’après la guerre une formule nouvelle du beau, telle était l’ambition qui les tourmentait, la chimère qu’ils poursuivaient, ainsi qu’on pouvait s’en rendre compte en venant visiter leurs salons délicieusement installés rue de la…… où effacer par une note lumineuse et gaie les lourdes tristesses de l’heure, semble être le mot d’ordre, avec la discrétion toutefois qu’imposent les circonstances. Les tristesses de l’heure, il est vrai, pourraient avoir raison des énergies féminines si nous n’avions tant de hauts exemples de courage et d’endurance à méditer. Aussi en pensant à nos combattants qui au fond de leur tranchée rêvent de plus de confort et de coquetterie pour la chère absente laissée au foyer, ne cesserons-nous pas d’apporter toujours plus de recherche dans la création de robes répondant aux nécessités du moment. La vogue, cela se conçoit, est surtout aux maisons anglaises, donc alliées, et on raffole cette année de la robe-tonneau dont le joli abandon nous donne à toutes un amusant petit cachet de rare distinction. « Ce sera même une des plus heureuses circonstances de cette triste guerre, » ajoutait le charmant chroniqueur (en attendant la reprise des provinces perdues, le réveil du sentiment national), « ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette guerre que d’avoir obtenu de jolis résultats en fait de toilette, sans luxe inconsidéré et de mauvais aloi, avec très peu de chose, d’avoir créé de la coquetterie avec des riens. À la robe du grand couturier éditée à plusieurs exemplaires, on préfère en ce moment les robes faites chez soi, parce qu’affirmant l’esprit, le goût et les tendances indiscutables de chacun. » Quant à la charité, en pensant à toutes les misères nées de l’invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu’elle fût obligée de se faire « plus ingénieuse encore », ce qui obligeait les dames à hauts turbans à passer la fin de l’après-midi dans les thés autour d’une table de bridge, en commentant les nouvelles du « front », tandis qu’à la porte les attendaient leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait avec le chasseur. Ce n’était pas du reste seulement les coiffures surmontant les visages de leur étrange cylindre qui étaient nouvelles. Les visages l’étaient aussi. Les dames à nouveaux chapeaux étaient des jeunes femmes venues on ne savait trop d’où et qui étaient la fleur de l’élégance, les unes depuis six mois, les autres depuis deux ans, les autres depuis quatre. Ces différences avaient d’ailleurs pour elles autant d’importance qu’au temps où j’avais débuté dans le monde, en avaient entre deux familles comme les Guermantes et les La Rochefoucauld, trois ou quatre siècles d’ancienneté prouvée. La dame qui connaissait les Guermantes depuis 1914 regardait comme une parvenue celle qu’on présentait chez eux en 1916, lui faisait un bonjour de douairière, la dévisageait de son face-à-main et avouait dans une moue qu’on ne savait même pas au juste si cette dame était ou non mariée. « Tout cela est assez nauséabond », concluait la dame de 1914 qui eût voulu que le cycle des nouvelles admissions s’arrêtât après elle. Ces personnes nouvelles que les jeunes gens trouvaient fort anciennes, et que d’ailleurs certains vieillards qui n’avaient pas été que dans le grand monde croyaient bien reconnaître pour ne pas être si nouvelles que cela, n’offraient pas seulement à la société les divertissements de conversation politique et de musique dans l’intimité qui lui convenaient ; il fallait encore que ce fussent elles qui les offrissent, car pour que les choses paraissent nouvelles, même si elles sont anciennes, et même si elles sont nouvelles, il faut en art, comme en médecine, comme en mondanité, des noms nouveaux (ils étaient d’ailleurs nouveaux en certaines choses). Ainsi Mme Verdurin était allée à Venise pendant la guerre, mais comme ces gens qui veulent éviter de parler chagrin et sentiment, quand elle disait que c’était épatant, ce qu’elle admirait ce n’était ni Venise, ni Saint-Marc, ni les palais, tout ce qui m’avait tant plu et dont elle faisait bon marché, mais l’effet des projecteurs dans le ciel, des projecteurs sur lesquels elle donnait des renseignements appuyés de chiffres. (Ainsi d’âge en âge renaît un certain réalisme en réaction contre l’art admiré jusque-là). Le salon Sainte-Euverte était une étiquette défraîchie sous laquelle la présence des plus grands artistes, des ministres les plus influents, n’eût attiré personne. On courait au contraire pour écouter un mot prononcé par le secrétaire des uns, ou le sous-chef de cabinet des autres, chez les nouvelles dames à turban dont l’invasion ailée et jacassante emplissait Paris. Les dames du Premier Directoire avaient une reine qui était jeune et belle et s’appelait Madame Tallien. Celles du second en avaient deux qui étaient vieilles et laides et qui s’appelaient Mme Verdurin et Mme Bontemps. Qui eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un rôle, âprement critiqué par l’Écho de Paris, dans l’affaire Dreyfus ? Toute la Chambre étant à un certain moment devenue révisionniste, c’était forcément parmi d’anciens révisionnistes comme parmi d’anciens socialistes, qu’on avait été obligé de recruter le parti de l’Ordre social, de la Tolérance religieuse, de la Préparation militaire. On aurait détesté autrefois M. Bontemps parce que les antipatriotes avaient alors le nom de dreyfusards. Mais bientôt ce nom avait été oublié et remplacé par celui d’adversaire de la loi de trois ans. M. Bontemps était au contraire un des auteurs de cette loi, c’était donc un patriote. Dans le monde (et ce phénomène social n’est d’ailleurs qu’une application d’une loi psychologique bien plus générale), les nouveautés coupables ou non n’excitent l’horreur que tant qu’elles ne sont pas assimilées et entourées d’éléments rassurants. Il en était du dreyfusisme comme du mariage de Saint-Loup avec la fille d’Odette, mariage qui avait d’abord fait crier. Maintenant qu’on voyait chez les Saint-Loup tous les gens « qu’on connaissait », Gilberte aurait pu avoir les mœurs d’Odette elle-même que malgré cela, on y serait « allé » et qu’on eût approuvé Gilberte de blâmer comme une douairière des nouveautés morales non assimilées. Le dreyfusisme était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles....

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