A la recherche du temps perdu - Tome IV - Sodome et Gomorrhe

A la recherche du temps perdu - Tome IV - Sodome et Gomorrhe

von: Marcel Proust, Ligaran

Ligaran, 2015

ISBN: 9782335007404

Sprache: Französisch

737 Seiten, Download: 804 KB

 
Format:  EPUB, auch als Online-Lesen

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A la recherche du temps perdu - Tome IV - Sodome et Gomorrhe



Chapitre premier

M. de Charlus dans le monde. – Un médecin. – Face caractéristique de Mme de Vaugoubert. – Mme d’Arpajon, le jet d’eau d’Hubert Robert et la gaieté du grand-duc Wladimir. – Mme d’Amoncourt de Citri, Mme de Saint-Euverte, etc. – Curieuse conversation entre Swann et le prince de Guermantes. – Albertine au téléphone. – Visites en attendant mon dernier et deuxième séjour à Balbec. – Arrivée à Balbec. – Les intermittences du cœur.

Comme je n’étais pas pressé d’arriver à cette soirée des Guermantes où je n’étais pas certain d’être invité, je restais oisif dehors ; mais le jour d’été ne semblait pas avoir plus de hâte que moi à bouger. Bien qu’il fût plus de neuf heures, c’était lui encore qui sur la place de la Concorde donnait à l’obélisque de Louqsor un air de nougat rose. Puis il en modifia la teinte et le changea en une matière métallique, de sorte que l’obélisque ne devint pas seulement plus précieux, mais sembla aminci et presque flexible. On s’imaginait qu’on aurait pu tordre, qu’on avait peut-être déjà légèrement faussé ce bijou. La lune était maintenant dans le ciel comme un quartier d’orange pelé délicatement quoique un peu entamé. Mais elle devait plus tard être faite de l’or le plus résistant. Blottie toute seule derrière elle, une pauvre petite étoile allait servir d’unique compagne à la lune solitaire, tandis que celle-ci, tout en protégeant son amie, mais plus hardie et allant de l’avant, brandirait comme une arme irrésistible, comme un symbole oriental, son ample et merveilleux croissant d’or.

Devant l’hôtel de la princesse de Guermantes, je rencontrai le duc de Châtellerault ; je ne me rappelais plus qu’une demi-heure auparavant me persécutait encore la crainte – laquelle allait du reste bientôt me ressaisir – de venir sans avoir été invité. On s’inquiète, et c’est parfois longtemps après l’heure du danger, oubliée grâce à la distraction, que l’on se souvient de son inquiétude. Je dis bonjour au jeune duc et pénétrai dans l’hôtel. Mais ici il faut d’abord que je note une circonstance minime, laquelle permettra de comprendre un fait qui suivra bientôt.

Il y avait quelqu’un qui, ce soir-là comme les précédents, pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans soupçonner du reste qui il était : c’était l’huissier (qu’on appelait dans ce temps-là « l’aboyeur ») de Mme de Guermantes. M. de Châtellerault, bien loin d’être un des intimes – comme il était l’un des cousins – de la princesse, était reçu dans son salon pour la première fois. Ses parents, brouillés avec elle depuis dix ans, s’étaient réconciliés depuis quinze jours et, forcés d’être ce soir absents de Paris, avaient chargé leur fils de les représenter. Or, quelques jours auparavant, l’huissier de la princesse avait rencontré dans les Champs-Élysées un jeune homme qu’il avait trouvé charmant mais dont il n’avait pu arriver à établir l’identité. Non que le jeune homme ne se fût montré aussi aimable que généreux. Toutes les faveurs que l’huissier s’était figuré avoir à accorder à un monsieur si jeune, il les avait au contraire reçues. Mais M. de Châtellerault était aussi froussard qu’imprudent ; il était d’autant plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu’il ignorait à qui il avait affaire ; il aurait eu une peur bien plus grande – quoique mal fondée – s’il l’avait su. Il s’était borné à se faire passer pour un Anglais, et à toutes les questions passionnées de l’huissier, désireux de retrouver quelqu’un à qui il devait tant de plaisir et de largesses, le duc s’était borné à répondre, tout le long de l’avenue Gabriel : « I do not speak french. »

Bien que, malgré tout – à cause de l’origine maternelle de son cousin – le duc de Guermantes affectât de trouver un rien de Courvoisier dans le salon de la princesse de Guermantes-Bavière, on jugeait généralement l’esprit d’initiative et la supériorité intellectuelle de cette dame d’après une innovation qu’on ne rencontrait nulle part ailleurs dans ce milieu. Après le dîner, et quelle que fût l’importance du raout qui devait suivre, les sièges, chez la princesse de Guermantes, se trouvaient disposés de telle façon qu’on formait de petits groupes, qui, au besoin, se tournaient le dos. La princesse marquait alors son sens social en allant s’asseoir, comme par préférence, dans l’un d’eux. Elle ne craignait pas du reste d’élire et d’attirer le membre d’un autre groupe. Si, par exemple, elle avait fait remarquer à M. Detaille, lequel avait naturellement acquiescé, combien Mme de Villemur, que sa place dans un autre groupe faisait voir de dos, possédait un joli cou, la princesse n’hésitait pas à élever la voix : « Madame de Villemur, M. Detaille, en grand peintre qu’il est, est en train d’admirer votre cou. » Mme de Villemur sentait là une invite directe à la conversation ; avec l’adresse que donne l’habitude du cheval, elle faisait lentement pivoter sa chaise selon un arc de trois quarts de cercle et, sans déranger en rien ses voisins, faisait presque face à la princesse. « Vous ne connaissez pas M. Detaille ? demandait la maîtresse de maison, à qui l’habile et pudique conversion de son invitée ne suffisait pas. – Je ne le connais pas, mais je connais ses œuvres », répondait Mme de Villemur, d’un air respectueux, engageant, et avec un à-propos que beaucoup enviaient, tout en adressant au célèbre peintre, que l’interpellation n’avait pas suffi à lui présenter d’une manière formelle, un imperceptible salut. « Venez, monsieur Detaille, disait la princesse, je vais vous présenter à Mme de Villemur. » Celle-ci mettait alors autant d’ingéniosité à faire une place à l’auteur du Rêve que tout à l’heure à se tourner vers lui. Et la princesse s’avançait une chaise pour elle-même ; elle n’avait en effet interpellé Mme de Villemur que pour avoir un prétexte de quitter le premier groupe où elle avait passé les dix minutes de règle, et d’accorder une durée égale de présence au second. En trois quarts d’heure, tous les groupes avaient reçu sa visite, laquelle semblait n’avoir été guidée chaque fois que par l’improviste et les prédilections, mais avait surtout pour but de mettre en relief avec quel naturel « une grande dame sait recevoir ». Mais maintenant les invités de la soirée commençaient d’arriver et la maîtresse de maison s’était assise non loin de l’entrée – droite et fière, dans sa majesté quasi royale, les yeux flambant par leur incandescence propre – entre deux Altesses sans beauté et l’ambassadrice d’Espagne.

Je faisais la queue derrière quelques invités arrivés plus tôt que moi. J’avais en face de moi la princesse, de laquelle la beauté ne me fait pas seule sans doute, entre tant d’autres, souvenir de cette fête-là. Mais ce visage de la maîtresse de maison était si parfait, était frappé comme une si belle médaille, qu’il a gardé pour moi une vertu commémorative. La princesse avait l’habitude de dire à ses invités, quand elle les rencontrait quelques jours avant une de ses soirées : « Vous viendrez, n’est-ce pas ? » comme si elle avait un grand désir de causer avec eux. Mais comme, au contraire, elle n’avait à leur parler de rien, dès qu’ils arrivaient devant elle, elle se contentait, sans se lever, d’interrompre un instant sa vaine conversation avec les deux Altesses et l’ambassadrice et de remercier en disant : « C’est gentil d’être venu », non qu’elle trouvât que l’invité eût fait preuve de gentillesse en venant, mais pour accroître encore la sienne ; puis aussitôt le rejetant à la rivière, elle ajoutait : « Vous trouverez M. de Guermantes à l’entrée des jardins », de sorte qu’on partait visiter et qu’on la laissait tranquille. À certains même, elle ne disait rien, se contentant de leur montrer ses admirables yeux d’onyx, comme si on était venu seulement à une exposition de pierres précieuses.

La première personne à passer avant moi était le duc de Châtellerault.

Ayant à répondre à tous les sourires, à tous les bonjours de la main qui lui venaient du salon, il n’avait pas aperçu l’huissier. Mais dès le premier instant l’huissier l’avait reconnu. Cette identité qu’il avait tant désiré d’apprendre, dans un instant il allait la connaître. En demandant à son « Anglais » de l’avant-veille quel nom il devait annoncer, l’huissier n’était pas seulement ému, il se jugeait indiscret, indélicat. Il lui semblait qu’il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douterait de rien) un secret qu’il était coupable de surprendre de la sorte et d’étaler publiquement. En entendant la réponse de l’invité : « Le duc de Châtellerault », il se sentit troublé d’un tel orgueil qu’il resta un instant muet. Le duc le regarda, le reconnut, se vit perdu, cependant que le domestique, qui s’était ressaisi et connaissait assez son armorial pour compléter de lui-même une appellation trop modeste, hurlait avec l’énergie professionnelle qui se veloutait d’une tendresse intime : « Son Altesse Monseigneur le duc de Châtellerault ! » Mais c’était maintenant mon tour d’être annoncé. Absorbé dans la contemplation de la maîtresse de maison, qui ne m’avait pas encore vu, je n’avais pas songé aux fonctions, terribles pour moi – quoique d’une autre façon que pour M. de Châtellerault – de cet huissier habillé de noir comme un bourreau, entouré d’une...

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